La Thérèse que Thérèse n'aimait pas
"Il se trouve dans la communauté une sœur qui a le talent de me déplaire en toutes choses, ses manières, ses paroles, son caractère me semblaient très désagréables. Cependant c’est une sainte religieuse qui doit être très agréable au bon Dieu, aussi ne voulant pas céder à l’antipathie naturelle que j’éprouvais, je me suis dit que la charité ne devait pas consister dans les sentiments, mais dans les œuvres ; alors [14r°] je me suis appliquée à faire pour cette sœur ce que j’aurais fait pour la personne que j’aime le plus. A chaque fois que je la rencontrais je priais le bon Dieu pour elle, Lui offrant toutes ses vertus et ses mérites. Je sentais bien que cela faisait plaisir à Jésus, car il n’est pas d’artiste qui n’aime à recevoir des louanges de ses œuvres et Jésus, l’Artiste des âmes, est heureux lorsqu’on ne s’arrête pas à l’extérieur mais que, pénétrant jusqu’au sanctuaire intime qu’il s’est choisi pour demeure, on en admire la beauté. Je ne me contentais pas de prier beaucoup pour la sœur qui me donnait tant de combats, je tâchais de lui rendre tous les services possibles et quand j’avais la tentation de lui répondre d’une façon désagréable, je me contentais de lui faire mon plus aimable sourire et je tâchais de détourner la conversation, car il est dit dans l’Imitation : Il vaut mieux laisser chacun dans son sentiment que de s’arrêter à contester.
Souvent aussi, lorsque je n’étais pas à la récréation (je veux dire pendant les heures de travail), ayant quelques rapports d’emploi avec cette sœur, lorsque mes combats étaient trop violents, je m’enfuyais comme un déserteur. Comme elle ignorait absolument ce que je sentais pour elle, jamais elle n’a soupçonné les motifs de ma conduite et demeure persuadée que son caractère m’est agréable. Un jour à la récréation, elle me dit à peu près ces paroles d’un air très content : « Voudriez-vous me dire, ma Sœur Thérèse de l’Enf. Jésus, ce qui vous attire tant vers moi, à chaque fois que vous me regardez, je vous vois sourire ? » Ah ! ce qui m’attirait, c’était Jésus caché au fond de son âme… Jésus qui rend doux ce qu’il y a de plus amer… Je lui répondis que je souriais parce que j’étais contente de la voir (bien entendu je n’ajoutai pas que c’était au point de vue spirituel). (1)
- C'est impossible, me répondit-elle, je ne connais nullement la poésie.
- Qu'est-ce que cela fait, il n'est pas question de l'envoyer à l'Académie, il s'agit seulement de me faire plaisir et de satisfaire un désir de mon âme.
- J'hésite encore un peu parce que je ne sais pas si c'est la volonté du bon Dieu.
- Oh ! pour cela je vais vous donner un conseil. Avant de commencer vous allez dire à Notre-Seigneur : « Mon Dieu, si ce n'est pas votre volonté je vous demande la grâce de ne pouvoir réussir, mais si cela doit procurer votre gloire, venez à mon aide. »
Je crois qu'après cela, vous pourrez être sans inquiétude. (3)
12. La porte noire (songe)
Le 8 janvier 1897, je me trouvais seule dans le dortoir, vers 11 heures et demie du matin, lorsque j'entendis au-dessus de ma tête comme le craquement de poutres qui se démolissaient. Je compris aussitôt que le bruit était surnaturel et que la mort viendrait nous visiter dans l'année. Mais quelle serait sa victime ? C'est le secret qui me restait caché et que je ne désirais pas pénétrer. Le reste de la journée je n'y pensai plus et le soir je m'endormis sans en avoir le plus léger souvenir. Pendant la nuit je me trouvai en songe dans un appartement très grand et sombre. J'étais seule. J'entendis distinctement ces paroles : « Monsieur Martin demande soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus. » Je ne sais qui parlait, je ne voyais personne. A ce moment j'eus comme une impression que dans un endroit plus sombre que celui où j'étais on préparait la petite Reine à rejoindre son Père chéri. Que lui faisait- on ? Je l'ignore, mais j'entendis une voix qui disait : « Il faut qu'elle soit très belle pour aller avec Monsieur Martin. » Pendant ce temps, je vis devant moi une porte ouverte et malgré qu'elle fût ouverte elle était extrêmement noire, pas le plus petit rayon de lumière. Dans ce noir était Monsieur Martin que je ne distinguai pas, je vis seulement de la gaze rouge et de l'or depuis les épaules jusqu'à la ceinture. Je me trouvai ensuite de l'autre côté de cette porte si noire, mais là tout était lumineux. C'était un soleil éclatant. Je passai sans l'apercevoir devant Monsieur Martin qui était assis ayant auprès de lui sa petite Reine que je ne vis pas, je distinguai très bien un pan de sa robe blanche. Puis tout s'est évanoui. Ce qui m'a beaucoup frappée dans ce songe c'est qu'il n'y avait aucun intervalle entre la porte noire et l'endroit lumineux.
Le lendemain à mon réveil je compris tout. C'était l'explication du bruit que j'avais entendu la veille. Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus devait mourir dans l'année. Ce fut un coup terrible pour mon coeur. Aussitôt que je pus lui parler je lui dis :
- J'ai une bonne nouvelle à vous apprendre, pour vous, car pour nous elle n'est pas gaie.
- Oh ! qu'est-ce que c'est, dites-moi, est-il question de ma mort.
- Oui, je crois que vous mourrez cette année.
- Est-ce possible que j'aie un si grand bonheur ! Mais comment le savez-vous, est-ce bien sûr ?
- Aussi certain que ces choses peuvent l'être.
Je lui racontai le bruit que j'avais entendu.
- Mais cela ne dit pas que c'est pour moi.
- Oui, c'est bien pour vous, et la preuve, c'est que dans mon rêve vous avez été nommée.
- Quel bonheur ! mon nom a été prononcé.
Je ne puis rendre l'expression de joie qui brillait dans ses yeux ; elle désirait ardemment tout savoir et moi pour lui être agréable je désirais le lui dire, mais afin de nous mortifier l'une et l'autre nous résolûmes d'attendre un jour de licence et trois semaines se passèrent sans en dire un seul mot. Enfin le jour tant désiré arriva, elle vint dans notre cellule, la neige tombait à flocons ; après l'avoir admirée quelques instants nous pensâmes que nous avions des choses plus intéressantes à dire que de nous extasier devant elle, je commençai mon récit.
Pendant qu'elle m'écoutait, je remarquais sur sa physionomie un bonheur extraordinaire ; quand j'eus fini, elle me dit :
- Que c'est beau ! Ce n'est pas un rêve, c'est un songe et c'est pour moi que vous l'avez eu, ce n'est pas pour vous. J'aime mieux que vous l'ayez eu préférablement à moi, j'y crois davantage.
- Mais pourquoi, lui dis-je, avez-vous l'air si heureux ?
- Si vous saviez le bien que vous me faites ; est-ce que je ne vous ai pas parlé de l'état de mon âme ?
- Non, je ne sais rien.
- Comment se fait-il que je ne vous aie rien dit ? Mais j'y vois une permission du bon Dieu et je préfère maintenant que vous ne l'ayez pas su, ce que vous me dites me fait plus de bien. Puisque le bon Dieu vous l'a fait connaître, je vais aussi vous en parler. Je ne crois pas à la vie éternelle, il me semble qu'après cette vie mortelle il n'y a plus rien. Je ne puis vous exprimer les ténèbres dans lesquelles je suis plongée. Ce que vous venez de me raconter est exactement l'état de mon âme. La préparation qu'on me fait et surtout la porte noire est si bien l'image de ce qui se passe en moi. Vous n'avez vu que du rouge dans cette porte si sombre, c'est-à-dire que tout a disparu pour moi et qu'il ne me reste plus que l'amour.
Quand je vis les souffrances de ma soeur chérie, je pensai que ce rouge et l'or qui l'accompagnait pouvaient bien signifier aussi les grandes douleurs qui l'attendaient et la gloire qui en serait la récompense.
Quand elle descendit à l'infirmerie elle me dit « que votre rêve se réalise bien ».
Lorsque j'allais la voir je lui demandais :
Et la « porte noire » nous savions ce que cela voulait dire.
« Oh ! me répondait-elle, de plus en plus sombre. Votre rêve est mon seul rayon de lumière, je n'en ai pas d'autre. Je le sais par coeur jusque dans les plus petits détails. »
13. Thérèse ? Pas même une bonne religieuse
Dans une visite je la trouvai ayant un visage des plus radieux. Comme je lui demandais ce qui pouvait la rendre si heureuse, elle me dit :
« Je viens d'avoir un grand bonheur, je vais vous le confier. J'ai reçu la visite de l'une de nos soeurs. Si vous saviez, m'a-t-elle dit, comme vous êtes peu aimée et appréciée ici ; j'entendais il y a quelques jours une soeur qui disait à une autre : " Je ne sais pourquoi on parle tant de soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, elle ne fait rien de remarquable, on ne la voit point pratiquer la vertu, on ne peut même pas dire que ce soit une bonne religieuse. " Entendre dire sur mon lit de mort que je ne suis pas une bonne religieuse, quelle joie, rien ne pouvait me faire plus de plaisir. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire