jeudi 14 février 2013

Évangéliser par la joie (2)

Évangéliser par la joie (2)
Voici la suite de la prédication du Père Cantalamessa :

" Quittons maintenant l’aspect ecclésial, et passons au plan existentiel et personnel. Il y a quelques années, lors d’une campagne de l’aile militante de l’athéisme, un slogan publicitaire, placé sur les transports publics de Londres, disait ceci: « Dieu probablement n’existe pas. Donc arrête de te tourmenter et profite de la vie »: « There’s probably no God. Now stop worrying and enjoy your life ». L’élément le plus insidieux de ce slogan n’est pas la prémisse « Dieu n’existe pas » (qui est toute à démontrer), mais la conclusion: « Profite de la vie! » Le message sous-entend que la foi en Dieu empêche de profiter de la vie, qu’elle est une ennemie de la joie. Que sans elle il y aurait plus de bonheur dans le monde! Il faut donner une réponse à cette insinuation qui éloigne de la foi, surtout les jeunes.

A propos de joie, Jésus a accompli une révolution dont il est difficile d’exagérer la portée et qui peut être d’un grand secours pour évangéliser. Il existe une expérience humaine universelle: dans cette vie, le plaisir et la souffrance se succèdent, à un rythme dont la régularité même renvoie au mouvement des eaux de la mer, quand la vague se soulève puis redescend laissant derrière elle un vide qui aspire en arrière le naufragé. « Un je ne sais quoi d’amer – a écrit le poète païen Lucrèce – jaillit du plus profond de chaque plaisir et nous angoisse au cœur des délices ». L’usage de la drogue, l’abus du sexe, la violence homicide, donnent sur le moment l’ivresse du plaisir, mais conduisent à la dissolution morale de la personne, voire souvent à sa dissolution physique.

Le Christ a renversé ce rapport entre le plaisir et la souffrance. « Renonçant à la joie qui lui était proposée, il a enduré l’humiliation de la croix » (Hé. 12,2). Ce n’est plus un plaisir qui se termine en souffrance, mais une souffrance qui conduit à la vie et à la joie. Il ne s’agit pas seulement d’une succession différente des deux choses ; c’est la joie, de cette façon, qui a le dernier mot, et non pas la souffrance, et cette joie est éternelle. «Ressuscité d’entre les morts, le Christ ne meurt plus ; sur lui la mort n’a plus aucun pouvoir.» (Rom 6,9). La croix se termine avec le Vendredi saint, la béatitude et la gloire du Dimanche de la Résurrection se prolongent dans l’éternité.

Ce nouveau rapport entre la souffrance et le plaisir se reflète jusque dans la manière de rythmer le temps de la Bible. Pour l’homme, la journée commence le matin et se termine avec la nuit ; pour la Bible, elle commence la nuit et se termine le jour: « Il y eut un soir, il y eut un matin : ce fut le premier jour », dit le récit de la création (Gn 1, 5). Pour la liturgie aussi, la solennité commence par les vêpres de la veille. Qu’est-ce que cela signifie? Que sans Dieu, la vie est un jour qui se termine avec la nuit ; avec Dieu, c’est une nuit (parfois une « nuit obscure »), mais qui aboutit au jour, et un jour sans crépuscule.

Néanmoins, nous devons prévenir une facile objection: la joie n’est-elle donc réservée qu’après la mort ? Cette vie n’est-elle donc, pour les chrétiens, qu’une «vallée de larmes»? Au contraire, nul ne saurait faire une plus grande expérience de cette vraie joie, que les vrais croyants. On raconte qu’un jour, un saint a crié à Dieu: « Assez, mon Dieu, avec la joie! Mon cœur ne peut en contenir davantage ». Les croyants, exhorte l’apôtre, sont « spe gaudentes », « heureux dans l’espérance » (Rm 12, 12), ce qui ne signifie pas seulement qu’ « ils espèrent être heureux » (sous-entendu dans l’au-delà), mais qu’ils sont aussi « heureux d’espérer », heureux maintenant, grâce à l’espérance.

La joie chrétienne est intérieure ; elle ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, comme certains lacs alpins qui s’alimentent, non pas d’un fleuve qui vient s’y jeter de l’extérieur, mais d’une source jaillissant de ses profondeurs. Elle naît de l’action mystérieuse et actuelle de Dieu dans le cœur de l’homme en grâce. Elle nous met dans les conditions d’en avoir en abondance malgré les épreuves (cf. 2 Co 7, 4). Elle est « fruit de l’Esprit » (Gal 5, 22; Rm 14, 17), source de paix pour les cœurs, source de plénitude de sens dans la vie. Elle rend capable d’aimer et de se laisser aimer, mais surtout d’espérer, car il ne peut y avoir de joie sans l’espérance.

Si nous aimons tous la joie c’est parce que, on ne sait par quel mystère, nous l’avons connue; si nous ne l’avions en effet pas connue – si nous n’étions pas faits pour celle-ci –, nous ne l’aimerions pas. Cette nostalgie de la joie est la partie du cœur humain naturellement ouverte à recevoir « la bonne nouvelle ». Quand le monde frappe aux portes de l’Église – et même quand il le fait avec colère et violence – c’est parce qu’il recherche la joie. Les jeunes, surtout, sont à sa recherche. Le monde qui les entoure est triste. La tristesse, pour ainsi dire, nous prend à la gorge, à Noël plus qu’à tout autre moment de l’année. Une tristesse qui ne vient pas de ce que l’on manquerait de biens matériels puisqu’elle est bien plus évidente dans les pays riches que dans les pays pauvres.

Voici ce qu’Isaïe dit dans son livre en s’adressant au peuple de Dieu: « Ils ont dit, vos frères qui vous haïssent et vous rejettent à cause de mon nom : Que le Seigneur manifeste sa gloire, et que nous soyons témoins de votre joie! » (Is 66, 5). Ce même défi est lancé, silencieusement, au peuple de Dieu, encore aujourd’hui. Une Église mélancolique et craintive ne serait donc pas à la hauteur de sa tâche ; elle ne pourrait pas répondre aux attentes de l’humanité, surtout à celles des jeunes. La joie est l’unique signe que les non croyants aussi sont en mesure de saisir. Plus que les raisonnements et les reproches. Le plus beau témoignage qu’une épouse puisse donner à son époux, c’est de montrer un visage joyeux, car il exprime qu’il a été capable de remplir sa vie, de la rendre heureuse. C’est ce même beau témoignage que l’Église peut rendre à son Epoux divin.

Dans les relations internes à l’Église on a un besoin vital de ces témoins de la joie. Saint Paul disait de lui et des autres apôtres: « Il ne s’agit pas d’exercer un pouvoir sur votre foi, mais de collaborer à votre joie » (2 Co 1, 24). Quelle merveilleuse définition de la tâche qui revient aux pasteurs dans l’Église! Des collaborateurs de la joie : des hommes qui insufflent confiance aux brebis du troupeau de Jésus-Christ, de vaillants capitaines qui, d’un seul regard apaisé, redonnent courage aux soldats engagés dans leur bataille. Au milieu des épreuves et des calamités qui affligent l’Église, spécialement dans certaines régions du monde, les pasteurs peuvent répéter, aujourd’hui encore, ces paroles que Néhémie, adressa un jour, après l’exil, au peuple d’Israël accablé et en larmes: « Ne prenez pas le deuil, ne pleurez pas ! [...], car la joie du Seigneur est votre rempart ! » (Ne 8, 9-10).

Que la joie du Seigneur, Saint-Père, Vénérables Pères, frères et sœurs, soient vraiment notre rempart, le rempart de l’Église! "  


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