Nouwen, Rembrandt et
« Le Retour du fils prodigue »
" Le retour du fils prodigue ", peint par Rembrandt vers 1667
Henry J.M. Nouwen est un de mes auteurs préférés. Ce prêtre d’origine hollandaise a été révélé au Québec grâce à un petit livre publié en 1991 par la maison d’édition Novalis et intitulé : « Au nom de Jésus, Réflexions sur le leadership chrétien ». Dans ce petit livre, Nouwen, cet homme d’une intelligence supérieure et d’une culture extraordinaire, nous dit comment il est passé d’une carrière universitaire prometteuse à la vie avec des personnes ayant un handicap intellectuel profond au sein de l’Arche fondée par Jean Vanier, le fils de l’ancien gouverneur général du Canada. Après vingt ans d’enseignement comme professeur dans les plus grandes universités américaines telles Harvard, Yale et Notre-Dame et une carrière d’écrivain reconnue mondialement, ce prêtre désormais parvenu au début de la cinquantaine, a vécu une crise spirituelle profonde en se posant la question suivante : « Est-ce que le fait de vieillir m’a rapproché de Jésus ? ». Voici son témoignage :
« Après vingt-cinq ans de prêtrise, je réalisais que je priais peu, que je vivais de façon isolée et que j’étais très préoccupé par des questions brûlantes. Je recevais les louanges de nombreuses personnes qui ne cessaient de me dire que tout allait bien dans ma vie, mais quelque chose en moi me disait que mon succès était en train de mettre mon âme en danger. … J’ai alors commencé à prier : « Seigneur, montre-moi où tu veux que j’aille, mais s’il te plaît, fais-le de façon claire, sans ambiguïté. » Eh bien! Dieu a répondu à ma demande. Par la personne de Jean Vanier, le fondateur des communautés de l’Arche pour personnes handicapées mentales, Dieu m’a dit : « Va vivre parmi les pauvres en esprit, et ils te guériront. » L’appel fut si clair et si distinct que je n’avais pas d’autre choix. J’ai donc quitté Harvard pour me rendre à l’Arche. » ( Au nom de Jésus, p. 10)
Je trouve bien humble ce Nouwen qui dit qu’il n’avait pas d’autre choix que de répondre à cette invitation. De fait, je considère qu’Henri Nouwen a fait preuve de beaucoup de courage pour répondre à un tel appel. C’est d’ailleurs une des caractéristiques de cet homme d’être courageux; de se poser les vraies questions et d’essayer d’y répondre existentiellement dans sa vie. Dans un livre posthume intitulé Revenir à la maison ce soir, qui a été publié grâce à des amis qui ont rassemblé des écrits inédits de Nouwen, ce dernier nous invite à être attentifs aux signes que Dieu nous donne dans notre vie : « Les signes spirituels ont habituellement quatre caractéristiques : ils sont simples, pas compliqués, persistants, apparemment impossibles, et ils concernent toujours d’autres personnes aussi bien que nous-mêmes. » (Henri Nouwen, Revenir à la maison ce soir, Bellarmin, 2009, p. 35)
Nouwen a vécu dix ans au sein de l’Arche de Jean Vanier : les dix dernières années de sa vie. Il est décédé en 1996. C’est surtout en 1986, juste avant son arrivée à l’Arche, que Nouwen a réalisé à quel point le tableau de Rembrandt intitulé « Le Retour de l’enfant prodigue » était important dans sa vie. Ce tableau a eu une influence énorme dans la vie et la spiritualité de Nouwen et l’a conduit peu à peu à découvrir sa véritable vocation sur cette terre, ce pour quoi il était fait réellement. Cette expérience a donné lieu à un des plus beaux livres écrits par Nouwen : Le Retour de l’enfant prodigue. En 1986, un de ses amis lui téléphone et lui dit : « Je m’en vais en Russie; voudrais-tu venir avec moi ? » Immédiatement Nouwen a pensé à la possibilité de voir de ses yeux la peinture de Rembrandt qui se trouve au musée de L’Ermitage à Léningrad, et il a accepté de faire ce voyage avec son ami. À ce sujet, Nouwen raconte quelques anecdotes savoureuses :
« Après que nous fûmes arrivés en Russie, au prix de quelques efforts, je pris finalement contact avec le conservateur du musée de l’Ermitage. Je lui dis : « Je veux voir le tableau. C’est tout. Je ne veux pas me trouver dans une file de gens et le regarder en passant. Je veux m’asseoir devant et rester là aussi longtemps que je voudrai ! Je ne veux rien d’autre ! » Avec beaucoup de gentillesse, il me conduisit au tableau, qui faisait 8 pieds (2,5 mètres) de haut et occupait un des murs du musée, et me plaça directement devant lui. Je m’assis sur une des trois chaises recouvertes de velours qui se trouvaient devant le tableau, et je le contemplai à la satisfaction de mon cœur. Je l’étudiai soigneusement, puis je commençai à prendre des notes pendant que les visiteurs venaient en foule, s’arrêtant un moment, puis continuant leur visite.
Vers deux heures de l’après-midi, comme le reflet du soleil sur le tableau produisait un reflet gênant, je déplaçai ma chaise pour neutraliser cet effet. Avant que je puisse me rasseoir, le gardien vint vers moi et me dit en russe, de manière très autoritaire, quelque chose comme : « Cette chaise doit rester là ! » Il s’en empara et la remit à sa place. J’essayai de lui faire comprendre, en bougeant distinctement mes lèvres et en montrant la fenêtre, « Mais, je ne peux rien voir. Regardez, ne voyez-vous pas le reflet ? Je dois m’asseoir ici ! » Il secoua la tête en répétant : « Non, cette chaise doit rester là ! » Finalement, de désespoir, je me dis à moi-même : « Oublie ça », et je m’assis par terre. Pour le gardien, il s’avéra que c’était là une faute beaucoup plus grave que d’avoir déplacé la chaise. Il revint donc illico vers moi, me regarda de haut et me dit : « Vous ne pouvez pas vous asseoir par terre ! » Il pointa du doigt le radiateur et me dit : « Asseyez-vous sur le radiateur ! » Je me levai et allai m’installer, fort inconfortablement, sur le radiateur.
Bientôt, un nouveau groupe important de visiteurs se présenta ; lorsque la guide de ce groupe m’aperçut sur mon perchoir, elle fut atterrée et m’interpella aussitôt : « Vous n’avez pas le droit de vous asseoir sur le radiateur ! » Mais le gardien réagit vivement et lui dit, sans mâcher ses mots : « Je lui ai donné la permission de s’asseoir sur le radiateur ! » Heureusement, pendant qu’ils de disputaient tous les deux, Alexis, le directeur du service de restauration de l’Ermitage, vint prendre de mes nouvelles. Il perçut ma confusion et se mit à parler calmement au gardien et à la guide sans s’adresser à moi, puis il sortit, suivi de la guide et du groupe de visiteurs. Dix minutes plus tard, Alexis revint avec une chaise recouverte de velours qu’il déposa devant moi en disant : « Cette chaise est à toi. Tu peux la déplacer à ta guise. »
Je m’assis devant le tableau durant trois jours, deux à trois heures par jour, en l’observant, en l’étudiant, en réfléchissant et en prenant des notes. » (Henri Nouwen, Revenir à la maison ce soir, pp. 39-40)
Pourquoi ai-je cité ce long passage ? Pour montrer à quel point Henri Nouwen est un personnage original, déconcertant et attachant à la fois, en compagnie duquel on ne s’ennuie pas une minute en lisant ses livres.
Dans son livre intitulé : « Le Retour de l’enfant prodigue », Nouwen se place dans un premier temps dans la peau du fils cadet qui désire à tout prix son indépendance et montre à quel point le fils cadet lui ressemble. Ensuite il se place dans la peau du fils aîné qui juge son frère de haut, qui se croit meilleur que lui, etc, et Nouwen nous montre clairement qu’il lui arrive aussi d’être ce personnage. Mais le sommet du livre, tout comme le sommet de la parabole de Jésus, porte sur le Père rempli de miséricorde pour ses deux fils. Et c’est ce Père que Nouwen désire devenir au fil des jours et des années et qu’il nous invite à imiter. Le tableau de Rembrandt a été l’occasion pour Nouwen d’entrer profondément dans le cœur du Père miséricordieux de la parabole de Jésus. Dans un de ses écrits, Nouwen nous dit pourquoi, selon lui, Rembrandt a été capable de saisir quelque chose de l’infinie miséricorde de Dieu :
« Rembrandt a peint le tableau de l’enfant prodigue entre 1665 et 1667, à la fin de sa vie. Lorsqu’il était un jeune peintre, il était bien connu à Amsterdam et il recevait des commandes pour exécuter le portrait de tous les personnages importants de son époque. Il avait la réputation d’être arrogant et ergoteur, mais il était accepté dans les cercles des riches et des puissants de la société. Puis, progressivement, sa vie commença à se détériorer.
D’abord, il perdit un fils,
puis il perdit sa première fille,
puis il perdit sa seconde fille,
puis il perdit sa femme,
puis, la femme avec laquelle il vivait, termina sa vie dans un hôpital
psychiatrique,
puis il se maria une deuxième fois et sa femme mourut,
puis il perdit tout son argent et sa notoriété,
et, juste avant de mourir lui-même, il fut témoin du décès de son fils Titus.
Le peintre de ce tableau est un homme qui a fait dans sa vie l’expérience d’une immense solitude. Ayant vécu des pertes immenses et ayant été témoin de la mort de plusieurs proches, Rembrandt aurait pu devenir une personne amère, en colère et pleine de ressentiment. Au lieu de cela, il devint celui qui a pu peindre un des tableaux les plus intimes de tous les temps, Le retour du fils prodigue. Ce n’est pas là un tableau qu’il aurait pu peindre lorsqu’il était jeune et que tout lui réussissait. Non, car il ne fut capable de peindre la pitié d’un père aveugle que lorsqu’il eut lui-même tout perdu : tous ses enfants sauf un, deux de ses femmes, tout son argent, sa notoriété ainsi que la popularité dont il jouissait. C’est alors seulement qu’il fut capable de peindre ce tableau, et il le peignit depuis un endroit à l’intérieur de lui-même où il savait ce qu’était la miséricorde de Dieu. D’une certaine façon, ses pertes et ses souffrances l’avaient vidé, le rendant apte à accueillir pleinement et profondément la miséricorde de Dieu. Lorsque Vincent Van Gogh vit ce tableau, il s’exclama : « Vous ne pouvez peindre ce genre de tableau que lorsque vous êtes mort plusieurs fois. » Rembrandt ne put le faire que parce qu’il était mort tant de fois qu’il savait dorénavant ce que la miséricorde de Dieu signifie vraiment. » (Henri Nouwen, Revenir à la maison ce soir, Bellarmin, 2009, pp. 37-38)
Voici maintenant un texte trouvé au hasard, sur l’internet, qui nous aide grandement à apprécier le chef d’œuvre de Rembrandt qu’est Le retour du fils prodigue :
« Inspirée par le chapitre 15 de l’évangile de Luc , cette toile de 2,62m x 2,05m, peinte vers 1667, se trouve au musée de l’Ermitage à St Petersbourg. Très connue, cette œuvre a souvent été reproduite. Elle sert souvent de support catéchétique pour aborder le sacrement de la réconciliation. Quelquefois, et même assez souvent, on n’en regarde qu’une partie, se concentrant sur le groupe extraordinaire du père et de son fils, oubliant les autres personnages. Le Père Paul Baudiquey qui a longuement contemplé et commenté ce tableau écrit que, « pour lui, c’est le premier portrait « grandeur nature » pour lequel Dieu lui-même ait jamais pris la pose ». En effet, c’est bien ce groupe du père et de son fils qui attire l’attention et la retient longuement.
Rembrandt a une soixantaine d’année quand il peint cette œuvre. C’est un homme usé par les faillites et les deuils. C’est un homme sans fard, sans masque. Sa pâte picturale est à son image : brute, épaisse, creusée et recreusée, sans chercher à la rendre lisse. Rembrandt sait bien que la vie d’un homme n’est pas lisse, mais qu’elle a toutes les raisons d’être burinée au fil du temps. Cet homme qui pleure encore son propre fils, Titus, va mettre toute son intériorité à peindre ce père prodigue en miséricorde. Un visage ridé et presque aveugle, aux yeux usés d’avoir guetté l’improbable retour. Une stature arrondie, presque ovale, forme de mandorle d’un tympan roman, une stature de porche royal pour protéger l’enfant revenu. Le père décrit par la parabole et peint ici par Rembrandt n’est pas un père rigide, drapé dans sa droiture, enfermé dans une justice de purs. C’est un Père qui ne cesse de descendre vers nous, de se pencher vers nous, de guetter nos pauvres pas pour retourner vers lui, surveillant inlassablement nos chemins. Et lorsqu’il a la joie de nous voir retourner, ne fût-ce que d’un pas, vers lui, il n’a de cesse de nous accueillir tout près de lui comme un Père de tendresse. On commente souvent cette œuvre en parlant des deux mains du père : l’une serait plus masculine, l’autre plus féminine. Peut-être n’est-ce qu’une opinion. Mais on observe la même part de féminité ou de maternité du père dans l’attitude du fils qui vient se nicher contre le ventre paternel, attitude convenant plus à une mère qu’à un père. Cet homme redevenu enfant vient s’appuyer contre les entrailles matricielles à qui il doit sa renaissance.
Regardons maintenant le fils : il est peint comme une sorte de condamné, ses cheveux rasés comme un sorti de prison, sa tunique déchirée, un pied nu, l’autre à moitié (les pieds nus dans la peinture du 17ième siècle signifiant souvent l’attitude d’adoration prêtée aux anges), prosterné. Le vide d’une sandale nous permet de contempler qu’il a été nécessaire à ce fils de parvenir à cette pauvreté, de se sentir vide et vidé, pour trouver la force de vouloir échapper à ces emprisonnements et ainsi redevenir assez petit enfant pour se blottir tout contre son père, la tête nichée tout contre son corps. Enfin délivré de ses fausses richesses, celles de ses plaisirs, il peut maintenant comprendre la vraie richesse du Père : celle de son amour sans condition. Et le manteau royal posé sur les épaules du Père peut maintenant envelopper à nouveau le fils.
D’autres personnages apparaissent dans le tableau. Simples spectateurs, leur présence est moins intense. On a beaucoup écrit sur eux : qui sont-ils ? que pensent-ils ? Une chose est sûre, c’est qu’ils s’étonnent, tous. Celui qui nous interpelle le plus est cet homme qui reste drapé dans sa droiture, sa verticalité, exactement à l’inverse du Père qui renonce à sa droiture pour s’abaisser vers son fils. Il semble peiner à goûter la miséricorde infinie qu’il contemple pourtant. Sa sévérité pourrait bien nous faire penser à celle du fils revenu des champs. Mais qu’importe ? Quelle que soit son identité, il nous invite à nous interroger sur le regard que nous portons sur la miséricorde de Dieu, à quel point nous croyons à sa miséricorde et jusqu’à quel point elle nous émerveille et nous réjouit. De fait, on raisonne parfois comme le fils aîné, choqués par un Dieu qui pardonnerait aux pires pécheurs et semblerait moins aimer ses autres enfants vivant le plus possible dans la droiture. Mais refuser l’amour infini du Père, refuser d’entrer dans cette attitude de miséricorde, c’est refuser le Père tout entier. Et ce chemin est encore plus faux que le chemin du fils parti se tromper de richesses mais revenu à la source amoureuse du père prodigue en miséricorde. » (Tiré du site internet : Port Saint Nicolas)
C'est spécial. Il y a plusieurs années, si je me souviens bien, le père Sylvain ou peut-être vous-même, m'aviez conseillé de lire un livre de Henri Nouwen - plus j'y pense et plus je dirais que c'était le père Sylvain (que je salue cordialement). Si je me souviens bien ce livre s'intitulait : Signes de vie, extase dans une pensée ou perspective chrétienne. Je n'en suis plus certaine (car ce livre, que j'ai lu, est quelque part dans une boîte - je pensais déménager prochainement... Je vais sûrement le trouver en faisant mon ménage... C'est vrai que M. Nouwen est quelqu'un de bien spécial. De plus, comme j'admire profondément Monsieur Jean Vanier, cela m'a touchée particulièrement. Merci père Guy de m'avoir rappelé ce M. Nouwen.
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